Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Les philosophes en herbe

Les philosophes en herbe

Philosophie fondamentale, à l'usage de ceux qui suivent mes cours.


Le travail aujourd'hui : le concept d'aliénation

Publié par Pascal Jacob sur 16 Mai 2023, 12:16pm

Catégories : #Terminales

Le travail aujourd’hui

La société moderne repose sur une égalité politique qui se manifeste entre autres par l'égalité devant le travail. Nous n'avons pas de revenu de droit, il nous faut travailler pour l'obtenir. Pour satisfaire nos désirs, nous devons transformer la nature, l'adapter à nous ou inventer ce qu'elle ne contient pas. Nul n'a le droit de recourir à des esclaves à cette fin dans le monde moderne ; seule la division du travail permet de partager les tâches et non de s'en dispenser.

Nous devons donc, tous, " gagner notre vie ". Et cela en deux sens : obtenir une rému nération pour acquérir ce qui est nécessaire, mais aussi justifier par notre travail la solidarité dont chacun peut profiter en toute égalité. Nous travaillons donc parce que cela nous est utile : c'est le moyen de vivre et d'être inséré dans la société.

Devant une telle exigence, la question du plaisir et du sens est secondaire.

Peut-être même le travail est-il la forme qu’ont fini par prendre toutes nos activités.

Toutes les facultés de l'homme ne sont pas satisfaites par le travail. Le goût de la justice, de la vérité, de la beauté, supposent des talents d'observation ou la patience de la méditation pour être satisfaits et non l'efficacité de l'action.

L'artiste doit se laisser traverser par l'inspiration, il doit " voir ", sentir, se laisser porter par sa vie intérieure pour ressentir le besoin de créer.

De même, l'homme politique doit négliger parfois l'intérêt, l'utile, pour faire place à la justice.

Le lien à l'objet créé peut être plus profond, plus complet, qu’une simple production.

L'œuvre, de l'artiste, du philosophe, procède d'un engagement intense. Toute la personne est engagée, physiquement et moralement, dans ces processus de création. Elle est le fruit d'une personnalité singulière qui prend le temps de s'exprimer, de se manifester, dans les traits ou les mots.

L'œuvre est davantage le fruit de la liberté. Elle est en effet l'expression d'un être qui se manifeste par sa seule force, de sa propre impulsion, comme une fin et non un moyen utile et donc bientôt caduc.

Il est nécessaire de s’interroger sur la valeur de notre civilisation du travail, et se demander s’il ne faudrait pas travailler comme on œuvre.

On trouvera un exemple de cette critique chez Arendt, critique de Marx , ainsi que chez des philosophes plus contemporains comme Dominique Méda :

« Ma critique ne consiste pas à relativiser le travail mais à attirer l'attention sur le fait que sa place centrale dans la société est récente et qu'elle repose peut-être sur des ambiguïtés. Nous sommes dans une société où il est absolument essentiel de disposer d'un emploi pour vivre normalement. On ne peut pas conclure que le travail est le seul moyen de l'épanouissement individuel et le fondement du lien social. Le vrai lien social me semble être de nature politique : nous sommes d'abord ensemble liés par des droits, des devoirs et des institutions politiques et nos sociétés-nations voient la solidarité entre leurs membres fondée sur cette appartenance-là. Par ailleurs, le travail n'est pas la seule manière, pour l'individu, de se réaliser et de mettre le monde en valeur.

Au concept trop large de travail comme englobant toutes les activités humaines transformatrices, il me semble préférable de substituer le concept d'activité humaine, qui se divise en espèces, dont l'un est le travail.

Au moins quatre grands types d'activité sont nécessaires à une « bonne » société et aux individus qui la composent : des activités productives permettant l'inscription dans l'échange économique (c'est le travail) ; des activités politiques permettant à chacun de participer à la détermination des conditions de vie en commun ; des activités amicales, familiales, amoureuses, avec les proches ; des activités culturelles au sens hégélien d'approfondissement de soi. Que chacun puisse accéder à la gamme diversifiée de ces activités me semble être l'idéal régulateur susceptible de pouvoir guider nos politiques. » [1]

La remarque de Dominique Méda va dans le même sens que celle de Hannah Arendt. Si toute activité tend à devenir un travail, c'est-à-dire une activité contraignante et rémunérée destinée à satisfaire aux nécessités de la vie, et si en même temps le progrès technique tend à en libérer l’homme, l’homme va se trouver dans une situation problématique, dans laquelle une activité ne sera acceptée que dans la mesure où elle sera rémunérée.

L’antiquité le considère comme une punition divine, une limitation dont l’homme libre est défait ; la culture chrétienne en fait une condition naturelle, dont la pénibilité est le fait de la chute. Par son travail, l’homme achève la Création, il se fait collaborateur de Dieu.

La notion d’aliénation

Comme le soulignera Marx, si le travail nous libère, certaines conditions de travail peuvent devenir aliénantes. Le travail cesse alors d’être un bien commun pour devenir un lieu de déshumanisation. Marx renvoie par là à une conception anthropologique :

« Or, en quoi consiste l'aliénation du travail ?

D'abord, dans le fait que le travail est extérieur à l'ouvrier, c'est-à-dire qu'il n'appartient pas à son essence, que donc, dans son travail, celui-ci ne s'affirme pas mais se nie, ne se sent pas à l'aise, mais malheureux, ne déploie pas une libre activité physique et intellectuelle, mais mortifie son corps et ruine son esprit. En conséquence, l'ouvrier n'a le sentiment d'être auprès de lui-même 73 qu'en dehors du travail et, dans le travail, il se sent en dehors de soi. Il est comme chez lui quand il ne travaille pas et, quand il travaille, il ne se sent pas chez lui. Son travail n'est donc pas volontaire, mais contraint, c'est du travail forcé. Il n'est donc pas la satisfaction d'un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins en dehors du travail. Le caractère étranger du travail apparaît nettement dans le fait que, dès qu'il n'existe pas de contrainte physique ou autre, le travail est fui comme la peste. Le travail extérieur, le travail dans lequel l'homme s'aliène, est un travail de sacrifice de soi, de mortification. Enfin, le caractère extérieur à l'ouvrier du travail apparaît dans le fait qu'il n'est pas son bien propre, mais celui d'un autre, qu'il ne lui appartient pas, que dans le travail l'ouvrier ne s'appartient pas lui-même, mais appartient à un autre. (…)

On en vient donc à ce résultat que l'homme (l'ouvrier) ne se sent plus librement actif que dans ses fonctions animales, manger, boire et procréer, tout au plus encore dans l'habitation. Le bestial devient l'humain et l'humain devient le bestial. »74.

Marx propose de penser le travail non pas à partir de notre animalité, mais à partir de ce qui nous définit comme êtres humains. Aussi le sens que nous donnons au travail rejoint la relation que nous pensons entre l’homme et la vie sociale. Il interroge donc à nouveau le fondement anthropologique du fait politique. La réponse que l’on va apporter sera donc dépendante de notre conception de l’homme.

Dans le cadre de la théorie marxiste, l’homme n’est pas un individu, son humanité lui vient de la société à laquelle il appartient.

“ C’est seulement quand l’homme réel individuel a repris en soi le citoyen abstrait, et qu’il est devenu comme homme individuel dans sa vie empirique, dans son travail individuel, dans ses rapports individuels, l’être générique, c’est seulement quand il a reconnu et organisé ses forces propres en forces sociales et qu’il ne sépare plus de soi la force sociale sous la forme de la force politique, c’est alors seulement que s’est consommée l’émancipation humaine ”[2]

Dans le cadre des théories du contrat social, on considère l’homme d’abord comme un individu guidé par le souci de soi, comme le dit ici Adam Smith :

Mais l'homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c'est en vain qu'il l'attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir, s'il s'adresse à leur intérêt personnel et s'il leur persuade que leur propre avantage leur commande de faire ce qu'il souhaite d'eux. C'est ce que fait celui qui propose à un autre un marché quelconque ; le sens de sa proposition est ceci: Donnez-moi ce dont j'ai besoin, et vous aurez de moi ce dont vous avez besoin vous-même; et la plus grande partie de ces bons offices qui nous sont nécessaires s'obtiennent de cette façon. Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c'est toujours de leur avantage...  "75

Or ces deux perspectives rencontrent aujourd’hui de sérieuses limites, notamment dans une société infiniment ouverte où l’égoïsme dont parle Smith peut ne plus rencontrer de freins et ne plus être conditionné par l’échange, et où d’autre par les individus sont de plus en plus soucieux de leurs droits individuels. La thèse de Smith repose sur un individualisme très strict, dans lequel chacun ne recherche que son intérêt. La « société » est alors comme le produit de l’activité économique, non pas voulue comme une fin mais simple résultat de fait des échanges. Avec l’avènement des NTC (Nouvelles Technologies de la Communication), le travail change de figure. Il n’est plus tant le lieu de l’échange et de l’utilité « pour autrui » que le lieu de la rémunération.

 

[1]        Dominique Méda, interview par Anne Rapin, en 2000 sur le site de France Diplomatiehttp://www.france.diplomatie.fr/label_france/FRANCE/DOSSIER/2000/06travail.html

[2] Marx, Réflexion sur la question juive (1844), in Œuvres choisies, Idées, nrf, I, p88-89). Ce refus de la distinction entre le social et le politique, entre les gouvernés et le gouvernant, est typique du Marxisme.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article

Archives

Nous sommes sociaux !

Articles récents