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Les philosophes en herbe

Les philosophes en herbe

Philosophie fondamentale, à l'usage de ceux qui suivent mes cours.


Nature et Liberté

Publié par Pascal Jacob sur 23 Septembre 2021, 11:16am

Catégories : #Terminales

 

Comment concilier l’expérience que nous avons de notre liberté et la conception scientifique d’un univers où tous les phénomènes sont organisés selon des lois nécessaires

Laplace expose l’hypothèse déterministe :

« Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée, et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir comme le passé serait présent à ses yeux. »

Nous devons donc envisager l'état présent de l'univers comme l'effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence [le Démon laplacien] qui pour un instant donné connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome: rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux.[1]

A l’inverse, Sartre estime que notre liberté est radicale : “l’homme est condamné à être libre”.

L’existentialisme de Sartre pose que, si Dieu n’existe pas, alors il n’y a pas de nature humaine : l’existence précède l’essence.

Qu'est-ce que signifie ici que l'existence précède l'essence ? Cela signifie que l'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu'il se définit après. L'homme, tel que le conçoit l'existentialiste, s'il n'est pas définissable, c'est qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite, et il sera tel qu'il se sera fait. Ainsi, il n'y a pas de nature humaine, puisqu'il n'y a pas de Dieu pour la concevoir. L'homme est non seulement tel qu'il se conçoit, mais tel qu'il se veut, et comme il se conçoit après l'existence, comme il se veut après cet élan vers l'existence, l'homme n'est rien d'autre que ce qu'il se fait. Tel est le premier principe de l'existentialisme[2]

Cette théorie, souvent reprise, insiste sur le fait que le comportement humain n’est pas déterminé à l’avance, l’homme en a la disposition.

Certes, nous n’échappons pas totalement au déterminisme naturel, tel que Spinoza le décrit, en affirmant que nous nous croyons libres parce que nous ignorons les causes qui nous déterminent.

J’appelle libre, quant à moi, une chose qui est et agit par la seule nécessité de sa nature ; contrainte, celle qui est déterminée par une autre à exister et à agir d’une certaine façon déterminée.

Dieu, par exemple, existe librement bien que nécessairement parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même librement parce qu’il existe par la seule nécessité de sa nature. De même aussi Dieu se connaît lui-même et connaît toutes choses librement, parce qu’il suit de la seule nécessité de sa nature que Dieu connaisse toutes choses. Vous le voyez bien, je ne fais pas consister la liberté dans un libre décret mais dans une libre nécessité.

Mais descendons aux choses créées qui sont toutes déterminées par des causes extérieures à exister et à agir d’une certaine façon déterminée. Pour rendre cela clair et intelligible, concevons une chose très simple : une pierre par exemple reçoit d’une cause extérieure qui la pousse, une certaine quantité de mouvements et, l’impulsion de la cause extérieure venant à cesser, elle continuera à se mouvoir nécessairement. Cette persistance de la pierre dans le mouvement est une contrainte, non parce qu’elle est nécessaire, mais parce qu’elle doit être définie par l’impulsion d’une cause extérieure. Et ce qui est vrai de la pierre il faut l’entendre de toute chose singulière, quelle que soit la complexité qu’il vous plaise de lui attribuer, si nombreuses que puissent être ses aptitudes, parce que toute chose singulière est nécessairement déterminée par une cause extérieure à exister et à agir d’une certaine manière déterminée.

Concevez maintenant, si vous voulez bien, que la pierre, tandis qu’elle continue de se mouvoir, pense et sache qu’elle fait effort, autant qu’elle peut, pour se mouvoir. Cette pierre assurément, puisqu’elle a conscience de son effort seulement et qu’elle n’est en aucune façon indifférente, croira qu’elle est très libre et qu’elle ne persévère dans son mouvement que parce qu’elle le veut.

Telle est cette liberté humaine que tous se vantent de posséder et qui consiste en cela seul que les hommes ont conscience de leurs appétits et ignorent les causes qui les déterminent. Un enfant croit librement appéter le lait, un jeune garçon irrité vouloir se venger et, s’il est poltron, vouloir fuir. Un ivrogne croit dire par un libre décret de son âme ce qu’ensuite, revenu à la sobriété, il aurait voulu taire. De même un délirant, un bavard, et bien d’autres de même farine, croient agir par un libre décret de l’âme et non se laisser contraindre.

Ce préjugé étant naturel, congénital parmi tous les hommes, ils ne s’en libèrent pas aisément. Bien qu’en effet l’expérience enseigne plus que suffisamment que, s’il est une chose dont les hommes soient peu capables, c’est de régler leurs appétits et, bien qu’ils constatent que partagés entre deux affections contraires, souvent ils voient le meilleur et font le pire, ils croient cependant qu’ils sont libres, et cela parce qu’il y a certaines choses n’excitant en eux qu’un appétit léger, aisément maitrisé par le souvenir fréquemment rappelé de quelque autre chose.[3]

 

Mais saint Thomas d'Aquin attire notre attention sur le fait que nous supposons la liberté dans la plupart des aspects de notre vie : conseil, exhortation, jugement... Il en rend compte en montrant que la liberté consiste à agir à partir d’un jugement rationnel.

L’homme est libre : sans quoi conseils, exhortations, préceptes, interdictions, récompenses et châtiments seraient vains. Pour mettre en évidence cette liberté, on doit remarquer que certains êtres agissent sans discernement comme la pierre qui tombe, et il en est aussi de tous les êtres privés du pouvoir de connaître. D’autres, comme les animaux, agissent par un discernement, mais qui n’est pas libre. En voyant le loup, la brebis juge bon de fuir, mais par un discernement naturel et libre, car ce discernement est l’expression d'un instinct naturel.

(…) Il en va de même pour tout discernement chez les animaux.

Mais l’homme agit par jugement, car c’est par le pouvoir de connaître qu’il estime devoir fuir ou poursuivre une chose. Et comme un tel jugement n’est pas l’effet d’un instinct naturel, mais un acte qui procède de la raison, l’homme agit par un jugement libre qui le rend capable de diversifier son action.[4]

En effet, ce n’est pas l’instinct naturel qui nous dit quelles études choisir. Par notre raison, nous cherchons à savoir quel est le meilleur choix, et nous décidons parfois entre des choix qui peuvent nous paraître équivalents.

 

On connaît ainsi ce célèbre texte de Simone de Beauvoir dans lequel elle affirme que l’on ne naît pas femme, on le devient.

« On ne naît pas femme : on le devient. Aucun destin biologique, psychique, économique ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ; c'est l'ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le mâle et le castrat qu'on qualifie de féminin. Seule la médiation d'autrui peut constituer un individu comme un Autre. En tant qu'il existe pour soi, l'enfant ne saurait se saisir comme sexuellement différencié. Chez les filles et les garçons, le corps est d'abord le rayonnement d'une subjectivité, l'instrument qui effectue la compréhension du monde : c'est à travers les yeux, les mains, non par les parties sexuelles qu'ils appréhendent l'univers. Le drame de la naissance, celui du sevrage se déroulent de la même manière pour les nourrissons des deux sexes ; ils ont les mêmes intérêts et les mêmes plaisirs ; la succion est d'abord la source de leurs sensations les plus agréables ; puis ils passent par une phase anale où ils tirent leurs plus grandes satisfactions des fonctions excrétoires qui leur sont communes ; leur développement génital est analogue ; ils explorent leur corps avec la même curiosité et la même indifférence ; du clitoris et du pénis ils tirent un même plaisir incertain ; dans la mesure où déjà leur sensibilité s'objective, elle se tourne vers la mère : c'est la chair féminine douce, lisse élastique qui suscite des désirs sexuels et ces désirs sont préhensifs ; c'est d'une manière agressive que la fille, comme le garçon, embrasse sa mère, la palpe, la caresse ; ils ont la même jalousie s'il naît un nouvel enfant ; ils la manifestent par les mêmes conduites : colères, bouderie, troubles urinaires ; ils recourent aux mêmes coquetteries pour capter l'amour des adultes. Jusqu'à douze ans la fillette est aussi robuste que ses frères, elle manifeste les mêmes capacités intellectuelles ; il n'y a aucun domaine où il lui soit interdit de rivaliser avec eux. Si, bien avant la puberté, et parfois même dès sa toute petite enfance, elle nous apparaît déjà comme sexuellement spécifiée, ce n'est pas que de mystérieux instincts immédiatement la vouent à la passivité, à la coquetterie, à la maternité : c'est que l'intervention d'autrui dans la vie de l'enfant est presque originelle et que dès ses premières années sa vocation lui est impérieusement insufflée. »[5]

Entre une indétermination pure et un déterminisme absolu, il faut sans doute reconnaître que notre biologie crée des dispositions. On sait ainsi que les hormones ont une influence sur nos comportements. On peut songer, par exemple, au rôle de l’ocytocine[6]  dans les comportements d’empathie.

Pour accueillir le nouveau-né, la mère met en œuvre une série de comportements qui comprend la fabrication du nid, l’installation du petit, le léchage, la toilette et le frottement du dos. Ces conduites favorisent les liens entre la mère et ses petits en permettant de leur prodiguer confort, chaleur, nourriture et protection[7].19 L’ocytocine favorise ce comportement maternel en augmentant la libération de dopamine au niveau du noyau accumbens[8].20 Ces comportements protecteurs maternels sont supprimés par le blocage des récepteurs pour l’ocytocine[9].21

Chez l’homme, la prise d’ocytocine augmente la réponse des mères aux cris des enfants par inhibition de l’amygdale et activation de l’insula (mesurées lors d’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle : IRMf)[10].22 Elle renforce les sentiments positifs des sujets proches de leur mère, mais active le sentiment d’insécurité chez ceux dont la relation était distante.[11]23 Elle n’aurait donc pas une action univoque de souvenir des événements heureux.

La production hormonale, si elle n’empêche pas notre liberté, crée probablement des inclinations : ainsi la femme qui devient mère, en accouchant, est plus inclinée à certains comportements par les hormones que produit son corps. Sans pouvoir parler d’instinct maternel comme chez les animaux, on peut sans doute parler d’une disposition naturelle dont la liberté dispose. Ainsi, la biologie ne détermine pas des rôles, mais donne des dispositions qui pourraient être liées aux différences biologiques entre les sexes et entre les individus.

On sait par exemple que le taux de testostérone, plus élevé chez le mâle, augmente la disposition à l’agressivité, de même que l’œstrogène, plus élevée chez la femme, a un impact sur l’humeur.

Pour comprendre ce dont il est question, il faut revenir sur nos présupposés, et notamment sur notre conception de la causalité. Pour un scientifique moderne, la causalité est souvent associé à la nécessité.

« Je prendrai comme point de départ de toutes les considérations qui vont suivre cette petite proposition très simple et très générale : « Un événement est conditionné causalement quand il peut être prédit avec certitude. » Remarquons, cependant, que nous entendons seulement dire par là que la possibilité d’une prédiction exacte de l’avenir est un critérium certain de l’existence d’un lien causal ; mais nullement qu’elle s’identifie, en quelque façon, avec ce lien lui-même…[12]

Mais la physique quantique nous apprend que l’indétermination de certaines mesures ne vient pas de nos limites de calcul, mais des choses elles-mêmes. Il y a dans la nature de la contingence pure.

Si cette affirmation ne s’accorde pas avec les thèses déterministes, elle s’accorde cependant avec une conception plus large de la causalité, telle qu’on la trouve chez Aristote : est dit “cause” tout ce dont dépend une chose dans son être et dans son devenir. Et parmi les causes, certaines sont contingentes.

La difficulté est que nous partons d’un présupposé matérialiste, selon lequel seule la matière existe. Or il est assez évident que notre esprit n’obéit pas aux lois physiques qui semblent régir la matière. Il nous faudra donc explorer la nature de l’esprit, notamment au travers du thème de la conscience.

 

[1] Pierre-Simon Laplace, « Essai philosophique sur les probabilités » (1819)

[2] Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme

[3] Baruch SPINOZA, lettre à Schuller, Lettre LVIII, in Œuvres

[4] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique

[5] Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe 1, pp285 et 286.Extrait © Gallimard 1949.

[6] https://www.revmed.ch/revue-medicale-suisse/2012/revue-medicale-suisse-333/l-ocytocine-hormone-de-l-amour-de-la-confiance-et-du-lien-conjugal-et-social#tab=tab-references

[7] Ross HE, Young LJ. Oxytocin and the neural mechanisms regulating social cognition and affiliative behavior. Front Neuroendocrinol 2009;30:534-47.

[8] Shahrokh DK, Zhang TY, Dioro J, et al. Oxytocin-dopamine interactions mediate variations in maternal behavior in the rat. Endocrinology 2010;151:2276-86.

[9] Douglas AJ. Baby love ? Oxytocin-dopamine interactions in mother-infant bonding. Endocrinology 2010; 151:1978-80.

 

[10] Riem MM, Bakermans-Kranenburg MJ, Pieper S, et al. Oxytocin modulates amygdala, insular, and inferior frontal gyrus responses to infant crying : A randomised controlled trial. Biol Psychiatry 2011;70:291-7.

[11] Bartz JA, Zaki J, Ochsner KN, et al. Effects of oxytocin on recollections of maternal care and closeness. Proc Natl Acad Sci USA 2010;107:21371-5.

[12] Max Planck, Initiation à la Physique, ”La causalité dans la nature”

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