Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Les philosophes en herbe

Les philosophes en herbe

Philosophie fondamentale, à l'usage de ceux qui suivent mes cours.


Nature et Culture

Publié par Pascal Jacob sur 29 Septembre 2013, 10:02am

1.Nature et Culture

C’est souvent ensemble que l’on rencontre ces deux notions, qui sont complexes en elles-mêmes et le deviennent encore davantage lorsqu’on les réunit ainsi, en semblant les opposer : la nature serait le « préculturel », et la culture une forme d’éloignement de la nature.

En posant les choses ainsi, on nourrit l’idée que la nature représenterait un certain « état primitif », appelé parfois « Etat de nature », dont l’avènement de la culture signifierait l’abandon.

Dans ce texte, Kant part du principe que notre animalité n’est pas déjà, d’emblée, humaine. Il voit notre humanité comme une destination que nous pourrions manquer si l’éducation nous faisait défaut.

La discipline transforme l'animalité en humanité. Par son instinct un animal est déjà tout ce qu'il peut être, une raison étrangère a déjà pris soin de tout pour lui. Mais l'homme doit user de sa propre raison. Il n'a point d'instinct et doit fixer lui-même le plan de sa conduite. Or, puisqu'il n'est pas immédiatement capable de le faire, mais au contraire vient au monde pour ainsi dire à l'état brut, il faut que d'autres le fassent pour lui. (...)

La discipline empêche que l'homme soit détourné de sa destination, celle de l'humanité, par ses penchants animaux. Elle doit par exemple lui imposer des bornes, de telle sorte qu'il ne se précipite pas dans les dangers sauvagement et sans réflexion. La discipline est ainsi simplement négative; c'est l'acte par lequel on dépouille l'homme de son animalité; en revanche l'instruction est la partie positive de l'éducation.

L'état sauvage est l'indépendance envers les lois. La discipline soumet l'homme aux lois de l'humanité et commence à lui faire sentir la contrainte des lois. Mais cela doit avoir lieu de bonne heure. C'est ainsi par exemple que l'on envoie tout d'abord les enfants à l'école non dans l'intention qu'ils y apprennent quelque chose, mais afin qu'ils s'habituent à demeurer tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu'on leur ordonne, en sorte que par la suite ils puissent ne pas mettre réellement et sur-le-champ leurs idées à exécution. [1]

Cette idée d’une « double couche » animale et humaine est assez typique du XVIIIe siècle, où l’on croit trouver dans les peuples « sauvages » l’illustration de l’état de nature préculturel.

Mais faut-il pour autant affirmer que l’homme est naturellement culturel et culturellement naturel[2] ?

Il faut creuser un peu ces deux notions : Lorsque l’on parle de nature, on parle aussi d’essence. L’homme e-t-il une essence, c'est-à-dire une nature humaine ?

Sartre est célèbre pour avoir posé comme principe que, concernant l’homme, l’existence précède l’essence.

...L'existence précède l'essence... Que faut-il au juste entendre par là ? Lorsqu'on considère un objet fabriqué, comme par exemple un livre ou un coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s'est inspiré d'un concept; il s'est référé au concept de coupe-papier, et également à une technique de production préalable qui fait partie du concept, et qui est au fond une recette. Ainsi, le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d'une certaine manière et qui, d'autre part, a une utilité définie, et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir à quoi l'objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l'essence - c'est-à-dire l'ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir - précède l'existence; et ainsi la présence, en face de moi, de tel coupe-papier ou de tel livre est prédéterminée. Nous avons donc là une vision technique du monde, dans laquelle on peut dire que la production précède l'existence. Lorsque nous concevons un Dieu créateur, ce Dieu est assimilé la plupart du temps à un artisan supérieur; et quelle que soit la doctrine que nous considérions, qu'il s'agisse d'une doctrine comme celle de Descartes ou de la doctrine de Leibniz, nous admettons toujours que la volonté suit plus ou moins l'entendement, ou tout au moins l'accompagne, et que Dieu, lorsqu'il crée, sait précisément ce qu'il crée. Ainsi, le concept d'homme, dans l'esprit de Dieu, est assimilable au concept de coupe-papier dans l'esprit de l'industriel; et Dieu produit l'homme suivant des techniques et une conception, exactement comme l'artisan fabrique un coupe-papier suivant une définition et une technique. Ainsi l'homme individuel réalise un certain concept qui est dans l'entendement divin. Au XVIIIème siècle, dans l'athéisme des philosophes, la notion de Dieu est supprimée, mais non pas pour autant l'idée que l'essence précède l'existence. Cette idée, nous la retrouvons un peu partout : nous la retrouvons chez Diderot, chez Voltaire, et même chez Kant. L'homme est possesseur d'une nature humaine; cette nature humaine, qui est le concept humain, se retrouve chez tous les hommes, ce qui signifie que chaque homme est un exemple particulier d'un concept universel, l'homme; chez Kant, il résulte de cette universalité que l'homme des bois, l'homme de la nature, comme le bourgeois sont astreints à la même définition et possèdent les mêmes qualités de base. Ainsi, là encore, l'essence d'homme précède cette existence historique que nous rencontrons dans la nature.

L'existentialisme athée, que je représente, est plus cohérent. Il déclare que si Dieu n'existe pas, il y a au moins un être chez qui l'existence précède l'essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept... cet être, c'est l'homme. Qu'est-ce que signifie ici que l'existence précède l'essence? Cela signifie que l'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu'il se définit après. L'homme, tel que le conçoit l'existentialiste, s'il n'est pas définissable, c'est qu'il n'est d'abord rien. Il ne sera qu'ensuite, et il sera tel qu'il se sera fait... Nous voulons dire que l'homme existe d'abord, c'est-à-dire que l'homme est d'abord ce qui se projette vers un avenir, et ce qui est conscient de se projeter dans l'avenir. L'homme est d'abord un projet qui se vit subjectivement, au lieu d'être une mousse, une pourriture ou un chou-fleur; rien n'existe préalablement à ce projet; rien n'est au ciel intelligible, et l'homme sera d'abord ce qu'il aura projeté d'être.

(…) S'il est impossible de trouver en chaque homme une essence universelle qui serait la nature humaine, il existe pourtant une universalité humaine de condition. Ce n'est pas par hasard que les penseurs d'aujourd'hui parlent plus volontiers de la condition de l'homme que de sa nature. Par condition ils entendent avec plus ou moins de clarté l'ensemble des limites a priori qui esquissent sa situation fondamentale dans l'univers. Les situations historiques varient : l'homme peut naître esclave dans une société païenne ou seigneur féodal ou prolétaire. Ce qui ne varie pas, c'est la nécessité pour lui d'être dans le monde, d'y être au travail, d'y être au milieu d'autres et d'y être mortel. Les limites ne sont ni subjectives ni objectives ou plutôt elles ont une face objective et une face subjective. Objectives parce qu'elles se rencontrent partout et sont partout reconnaissables, elles sont subjectives parce qu'elles sont vécues et ne sont rien si l'homme ne les vit, c'est-à-dire ne se détermine librement dans son existence par rapport à elles. Et bien que les projets puissent être divers, au moins aucun ne me reste-t-il tout à fait étranger parce qu'ils se présentent tous comme un essai pour franchir ces limites ou pour les reculer ou pour les nier ou pour s'en accommoder[3].

On voit bien dans ce texte que Sartre voit dans l’idée de nature humaine quelque chose qui déterminerait l’homme. C’est pourquoi cette idée s’oppose pour lui à toute idée de liberté.

Mais la liberté est-elle pure indétermination ? Est-il si contradictoire de dire que nous avons une nature libre ?

La question de la liberté est bien centrale ici, parce que la liberté est peut-être le lien entre la nature et la culture : un être qui n’est pas libre ne peut avoir de culture, ou pour le dire autrement, il est possible que la culture ne soit que le produit de la liberté avec laquelle nous accomplissons, toujours partiellement, les possibilités de notre nature.

Entre nature et culture, d’autres questions s’invitent, et notamment celle du relativisme culturel (cf. Manuel Magnard p. 157). Sans nature, le culturel reste relatif. Mais comment alors défendre l’idée d’une dignité humaine et de « valeurs » universelles ?

Le mot « nature » nous place dans une certaine confusion : nous avons coutume de l’utiliser avec Kant au sens de « l’existence des choses en tant qu’elle est déterminée suivant des lois universelles »[4]. Or la nature humaine dont nous parlons n’est pas une réalité de ce genre, parce que précisément elle est libre, bien que cette liberté ne soit peut-être pas une indétermination totale.

En effet, l’affectivité de l’animal le détermine de façon forte, parce que sa connaissance se limité à l’objet très singulier qu’il a sous les sens : cet os, cette proie. Par son intelligence, l’homme accède à une connaissance plus universelle, qui le rend libre face aux biens singuliers. Au-delà de cet aliment, agréable ou pas, le concept de « santé » permet à l’homme de se déterminer lui-même : cet aliment est-il bon pour la santé ; malgré son goût et l’attirance que j’éprouve pour lui ?

La nature de l’homme est assez bien définie par cette expression restée classique : un animal doué de raison[5], plus précisément de Logos, si l’on se souvient que ce mot grec désigne aussi bien la raison que le langage. Par sa raison, il connaît le monde qui l’entoure, parle le langage de l’être, du vrai, du bien et du beau. Il n’appréhende pas l’être, le vrai, le bien et le beau comme des choses concrètes, mais comme des notions abstraites, de telle sorte qu’il reste indéterminé dans la manière de les poursuivre. Tandis qu’un chien qui voit un os est immédiatement attiré par lui, l’homme appréhende le bien comme une notion universelle. Cela signifie que le chien ne pense pas la notion de nourriture en général, alors que l’homme le fait et peut ainsi envisager la littérature comme une nourriture intellectuelle. L’homme désire certes le bien, mais cette notion du bien lui apparaît irréductible à telle ou telle chose bonne. Ainsi la culture est un bien, mais ne se réduit pas à tel ou tel objet culturel. On comprend que la nature raisonnable de l’homme lui laisse une liberté certaine dans la manière de s’ordonner à ce bien.

Ainsi, dire que l’homme désire naturellement savoir, ou que l’homme est naturellement politique, c’est dire que c’est dans son essence qu’il trouve le dynamisme qui le porte à la connaissance ou à la vie politique, bien que la nature ne lui donne pas les connaissances ni l’organisation politique « toute faite ». C’est dans ce dynamisme que précisément s’inscrit sa liberté et son discernement : sa nature fait de lui un être qui dispose de son être.

Notre notion de nature s’est appauvrie, notamment du fait de sa réduction à ce qui relève des sciences naturelles que sont aujourd’hui la physique, la chimie ou la biologie. Elle se trouve ainsi opposée à deux autres notions : la culture, qui appartient à la philosophie, surtout décrite dans la diversité de ses formes par l’ethnologie, et la grâce, dont l’étude appartient à la théologie.

C’est surtout Rousseau qui nous a habitués à nommer « naturel » l’état primitif supposé de l’homme. La culture est alors le processus par lequel l’animal humain devient un homme, tandis que la nature est ce dont on s’éloigne par la culture pour devenir toujours plus humain. Et pourtant, la culture n’est-elle pas d’abord cultura animi, culture de l’esprit et donc de notre nature humaine ?

Ainsi nous pensons « animalité » lorsque nous entendons le mot « nature », alors que notre nature est « raisonnabilité », c'est-à-dire intelligence incarnée. Sans cette notion de nature, la culture perd l’ancrage dans lequel elle trouve son sens. Sans elle, tout devient possible (y compris le pire) et tout produit de l’homme peut revendiquer, à égalité avec toute autre, le titre d’objet de culture. Parce qu’il sera nommé « culturel », n’importe quel comportement pourra exiger d’échapper à un jugement moral définitif : excision, polygamie, et pourquoi pas l’esclavage. Sans nature, en effet, toutes les cultures se valent et les « droits de l’homme » eux-mêmes n’apparaissent plus que comme un produit culturel suspect de prétentions impérialistes.

Comme l’indique le nom (culture vient d’un mot latin qui veut dire « prendre soin, honorer », de même racine que le mot « culte »), la culture est toujours celle d’un substrat qui se laisse cultiver et peut, ainsi, porter du fruit. C’est notre nature humaine qu’il s’agit de cultiver, et la connaissance de cette nature humaine permet de discerner ce qui peut lui faire porter de bons fruits. Mais il faut comprendre que, du fait de la nature spirituelle de la personne, la culture n’est pas déterminée à porter tel ou tel fruit, à la manière dont un pommier est déterminé à produire des pommes[6].

Revenons à une signification plus commune du mot nature :

« Par [le mot] nature est exprimé tout ce que l’intelligence, peut saisir d’une manière quelconque. En effet, une chose n’est intelligible que par sa définition et son essence. Et c’est ainsi qu’Aristote dit : toute substance est nature. Cependant, le terme nature pris en ce sens semble signifier l’essence de la chose selon qu’elle soutient une relation à son opération propre, puisqu’aucun être n’est dépourvu d’une opération propre. »[7]

Ce sens est très légitime si l’on prête attention au mot. Le mot nature est formé sur un futur du mot « natus » (naître). En quelque sorte, il renvoie en latin au futur de ce qui est né. Le latin rejoint ici le grec Aristote qui écrit :

« La nature de chaque chose est précisément sa fin ; et ce qu'est chacun des êtres quand il est parvenu à son entier développement, on dit que c'est là sa nature propre, qu'il s'agisse d'un homme, d'un cheval, ou d'une famille. On peut ajouter que cette destination et cette fin des êtres est pour eux le premier des biens »[8].

On voit bien alors en quel sens la culture pourrait bien être naturelle à l’homme : conforme à son essence d’être raisonnable, elle en représente un certain accomplissement. Comme l’indique l’origine du mot « culture » (prendre soin, honorer), il s’agit de cultiver la nature pour lui faire porter du fruit. Or la nature humaine, étant raisonnable et non déterminée par la matière, est capable de fruits eux-mêmes indéterminés.

On voit aussi pourquoi il est peut-être illusoire de vouloir isoler du culturel et du naturel, comme le fait peut-être Lévi-Strauss qui ne trouve finalement comme « naturel » que l’interdit de l’inceste.

« Posons donc que tout ce qui est universel, chez l'homme, relève de l'ordre de la nature et se caractérise par la spontanéité, que tout ce qui est astreint à une norme appartient à la culture et présente les attributs du relatif et du particulier. Nous nous trouvons alors confrontés avec un fait, ou plutôt un ensemble de faits, qui n'est pas loin, à la lumière des définitions précédentes, d'apparaître comme un scandale : nous voulons dire cet ensemble complexe de croyances, de coutumes, de stipulations et d'institutions que l'on désigne sommairement sous le nom de prohibition de l'inceste. Car la prohibition de l'inceste présente, sans la moindre équivoque, et indissolublement réunis, les deux caractères où nous avons reconnu les attributs contradictoires de deux ordres exclusifs: elle constitue une règle, mais une règle qui, seule entre toutes les règles sociales, possède en même temps un caractère d'universalité. Que la prohibition de l'inceste constitue une règle n'a guère besoin d'être démontré ; il suffira de rappeler que le mariage entre proches parents peut avoir un champ d'application variable selon la façon dont chaque groupe définit ce qu'il entend par proche parent ; mais que cette interdiction, sanctionnée par des pénalités sans doute variables, et pouvant aller de l'exécution immédiate des coupables à la réprobation diffuse, parfois seulement à la moquerie, est toujours présente dans n'importe quel groupe social. » [9]

L’universel du sociologue, cependant, n’est pas celui du philosophe. Il est un universel statistique, là où le philosophe recherche un universel d’abstraction intellectuelle dans lequel l’intelligence reconnaît ce qui est essentiel.

Il y aurait donc une méprise à renoncer à l’universel philosophique sous prétexte qu’il ne se rencontre pas en tout temps ou en tout lieu. Mais surtout, la croyance selon laquelle finalement tout serait culturel ne conduit-elle pas au relativisme et à l’arbitraire, et donc à la toute-puissance de l’Etat ? En effet, si rien ne s’impose à nous au nom de la nature des choses, n’est-ce pas finalement celui qui détient le pouvoir qui va imposer sa volonté aux autres ?

La question du droit naturel

La nature se présente, même ici chez Lévi-Strauss, comme une règle, ou comme une source de règle. C’est là l’origine de ce que la philosophie appelle le « droit naturel ».

L’un des plus célèbres théoriciens du droit naturel est Grotius (1583-1645), qui le définit ainsi :

« un décret de la droite raison indiquant qu’un acte, en vertu de sa convenance ou de sa disconvenance avec la nature raisonnable et sociable, est affecté moralement de nécessité ou de turpitude et que, par conséquent, un tel acte est prescrit ou proscrit par dieu, auteur de cette nature. »[10]

Et Grotius ajoute cette considération de grande portée :

« Le droit naturel est immuable... Dieu même n'y peut rien changer... il est impossible à Dieu même, de faire que 2 fois 2 ne fassent pas 4; il ne lui est pas non plus possible de faire que ce qui est mauvais en soi et de sa nature ne soit pas tel (…) Tout ce que nous venons de dire aurait lieu en quelque manière, quand même on accorderait, ce qui ne se peut sans un crime horrible, qu'il n'y a point de Dieu [...]. »[11]

L’idée d’un droit naturel, qui ne serait donc pas seulement déterminé par la culture, n’est pas neuve. Déjà Homère et Hésiode disputait de savoir si les lois n’était que des décrets divins, ou s’il y avait des lois supérieures. C’est encore la position d’Antigone, qui invoque contre les lois humaines des lois supérieures non-écrites, ou encore de Cicéron :

Il existe une loi conforme à la nature, commune à tous les hommes, raisonnable et éternelle, qui nous commande la vertu et nous défend l'injustice. Cette loi n'est pas de celles qu'il est permis d'enfreindre et d'éluder, ou qui peuvent être changées entièrement. Ni le peuple, ni les magistrats, n'ont le pouvoir de délier des obligations qu'elle impose. Elle n'est pas autre à Rome, autre à Athènes, ni différente aujourd'hui de ce qu'elle sera demain ; universelle, inflexible, toujours la même, elle embrasse toutes les nations et tous les siècles.

Cette loi, on ne peut l'infirmer par d'autres lois, ni la rapporter en quelque partie, ni l'abroger en entier ; il n'est ni sénatus-consulte, ni plébiscite qui puisse délier de l'obéissance que nous lui devons ; elle n'a pas besoin du secours d'un interprète qui l'explique et la commente à nos âmes[12].

Cette loi n’a pas son origine dans le commencement des temps, comme les traditions les plus anciennes : son ancienneté n’est pas la raison de son autorité. Elle a son origine dans la nature de l’homme :

Mais notre discussion doit comprendre tout le droit dans son universalité et les lois; ainsi ce que nous appelons le droit civil ne peut occuper qu’une place réduite et étroite dans le droit considéré selon sa nature. Car c’est la nature du droit que nous voulons exposer, et c’est à la nature de l’homme qu’il faut la demander. Nous avons à considérer les lois qui doivent régir les cités, puis à traiter des institutions et des règles qui constituent la législation propre à chaque peuple, ce qu’on appelle le droit civil; nous ne méconnaîtrons pas, quand nous en serons à notre propre nation.

QUINTUS - C’est bien là, mon frère, remonter à la source comme il convient et au chapitre initial du droit. Ceux qui font autrement, dans l’enseignement du droit civil, suivent une méthode bonne à former des chicaneurs plutôt que des hommes soucieux de la justice.

MARCUS - Non Quintus ; c’est l’ignorance, non la connaissance du droit, qui porte à la chicane. Mais nous en reparlerons plus tard. Pour le moment voyons les principes du droit.

De savants hommes ont jugé à propos de prendre pour point de départ la loi ; ont-ils eu raison ? Oui si, comme ils le posent en principe, la loi est la raison suprême, gravée en notre nature, qui prescrit ce que l’on doit faire et interdit ce qu’il faut éviter de faire. Cette même raison solidement établie dans l’âme humaine avec ses conséquences est la loi. Ainsi, à ce qu’ils pensent, la bonne direction de la conduite est une loi, dont la force propre est de prescrire des actions droites et d’interdire les écarts. De là aussi, suivant eux, que les Grecs la désignent par un mot signifiant à chacun le sien. Pour moi je dérive le nom de lex de legendo. Pour eux, la loi c’est l’équité, pour nous c’est le choix; l’un et l’autre caractères appartiennent à la loi.

Si cette définition est juste ainsi qu’elle me le paraît, c’est de la loi qu’il faut partir pour parler du droit. La loi en effet est la force de la nature, elle est l’esprit, le principe directeur de l’homme qui vit droitement, la règle du juste et de l’injuste. Comme tous nos discours ont trait aux règles de vie populaire, il sera nécessaire parfois de parler le langage populaire et d’appeler loi, comme le fait le vulgaire, la règle écrite à laquelle des commandements ou des défenses donnent un caractère impératif. Mais, pour établir le droit, partons de cette loi suprême qui, antérieure à tous les temps, a précédé toute loi écrite et la constitution de toute cité[13].

Ce que va ajouter la tradition médiévale, dont Grotius est partie prenante, c’est que si la nature est œuvre de Dieu, alors la loi naturelle est une loi divine, mais une loi divine que la raison peut découvrir.

On va s’habituer à distinguer le droit naturel du droit positif, que celui soit humain ou divin, la distinction laissant place à l’initiative de la conscience morale et de la très importante vertu d’épikie dont Thomas d’aquin donne ici un exemple intéressant :

« Dans la nécessité tous les biens sont communs. Il n'y a donc pas péché si quelqu'un prend le bien d'autrui, puisque la nécessité en a fait pour lui un bien commun.

Ce qui est de droit humain ne saurait déroger au droit naturel ou au droit divin. Or, selon l'ordre naturel établi par la providence divine, les être inférieurs sont destinés à subvenir aux nécessités de l'homme. C'est pourquoi leur division et leur appropriation, œuvre du droit humain, n'empêchent pas de s'en servir pour subvenir aux nécessités de l'homme. Voilà pourquoi les biens que certains possèdent en surabondance sont dus, de droit naturel, à l'alimentation des pauvres; ce qui fait dire à S. Ambroise et ses paroles sont reproduites dans les Décrets: « C'est le pain des affamés que tu détiens; c'est le vêtement de ceux qui sont nus que tu renfermes; ton argent, c'est le rachat et la délivrance des miséreux, et tu l'enfouis dans la terre. »

« Toutefois, comme il y a beaucoup de miséreux et qu'une fortune privée ne peut venir au secours de tous, c'est à l'initiative de chacun qu'est laissé le soin de disposer de ses biens de manière à venir au secours des pauvres. Si cependant la nécessité est tellement urgente et évidente que manifestement il faille secourir ce besoin pressant avec les biens que l'on rencontre - par exemple, lorsqu'un péril menace une personne et qu'on ne peut autrement la sauver -, alors quelqu'un peut licitement subvenir à sa propre nécessité avec le bien d'autrui, repris ouvertement ou en secret. Il n'y a là ni vol ni rapine à proprement parler. »[14]

La notion de juste, c'est-à-dire de ce qui est dû à un être, peut difficilement faire l’économie d’une connaissance même confuse de cet être et de sa valeur qui découle de ce qu’il est. L’être non nous parlons ici n’est pas l’être pur et abstrait mais l’être humain que nous sommes, et dont la nature morale se manifeste dans l’expérience toujours disponible de la conscience morale. L’être dont il est question n’est pas le simple fait que décrit le sociologue : il s’agit de la nature de la personne humaine, qui est une valeur très concrète et certainement pas un objet métaphysique.

Le droit positif, c'est-à-dire qui relève de la création humaine, n’est pas un droit anti-naturel. En réalité, on peut certainement dire qu’il est naturel à l’homme de se donner un droit positif, et ce dernier ne saurait être déduit à partir de la nature humaine. C’est une évidence dont témoigne par exemple le code de la route. Et cependant comment nier que la nécessité de fixer des règles de circulation tient au fait que nous sommes des personnes humaines ?

La loi et le droit ne sont peut-être finalement que des exigences de notre nature d’hommes.

Peut-on juger une culture ?

La relation entre la culture et la nature conduit assez fatalement à poser la question de la hiérarchie des cultures : si l’on abandonne le relativisme absolu, pouvons-nous affirmer la supériorité d’une culture sur une autre ?

Il faudrait opposer ici une vision romantique et expressiviste de la culture (que l’on trouverait chez Herder ou Rousseau), à une vision rationaliste qui serait celle des Lumières, que l’on pourrait probablement trouver chez Kant.

Les Lumières se présentent en effet comme le triomphe de la Raison. La science analytique décompose l'homme et l'explique en fonction de ces différents éléments. Les Lumières adoptent une morale utilitariste et une politique individualiste, voire atomiste. La société n'ayant pour finalité que de satisfaire les désirs individuels. De plus, les Lumières considèrent l'homme comme une partie de la nature, dont toutes les motivations, les désirs, s'enracinent dans une nature humaine objective.

Contre cette idée, l'expressivisme (Herder), qui considère que l'homme est d'abord un être expressif : la vie d'un homme possède une unité, à la manière d'une œuvre d'art, que chacun doit réaliser à sa manière.

Rousseau voit la nature au contraire comme une chose bonne, que la culture dégrade.

Nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection […] l'élévation et l'abaissement journaliers des eaux de l'océan n'ont pas été plus régulièrement assujettis au cours de l'astre qui nous éclaire durant la nuit que le sort des mœurs et de la probité au progrès des sciences et des arts (…) En effet, soit qu’on feuillette les annales du monde, soit qu’on supplée à des chroniques incertaines par des recherches philosophiques, on ne trouvera pas aux connaissances humaines une origine qui corresponde à l’idée qu’on aime à s’en former. L’astronomie est née de la superstition ; l’éloquence, de l’ambition, de la haine, de la flatterie, du mensonge ; la géométrie, de l’avarice ; la physique, d’une vaine curiosité ; toutes, et la morale même de l’orgueil humain. Les sciences et les arts doivent leur naissance à nos vices ; nous serions moins en doute sur leurs avantages, s’ils la devaient à nos vertus".[15]

La nature au contraire, qui correspond pour lui à l’état natif des choses, est pure bonté. Il en est lui-même l’exemple vivant, ainsi qu’il se présente dans ses Confessions :

Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi.

Moi seul. Je sens mon cœur, et je connais les hommes. Je ne suis fait comme aucun de ceux que j'ai vus; j'ose croire n'être fait comme aucun de ceux qui existent. Si je ne vaux pas mieux, au moins je suis autre. Si la nature a bien ou mal fait de briser le moule dans lequel elle m'a jeté, c'est ce dont on ne peut juger qu'après m'avoir lu.

Que la trompette du jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai hautement: Voilà ce que j'ai fait, ce que j'ai pensé, ce que je fus. J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon; et s'il m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. J'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus: méprisable et vil quand je l'ai été; bon, généreux, sublime, quand je l'ai été: j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l'innombrable foule de mes semblables; qu'ils écoutent mes confessions, qu'ils gémissent de mes indignités, qu'ils rougissent de mes misères. Que chacun d'eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose: je fus meilleur que cet homme-là.[16]

Les Lumières au contraire développent une philosophie de l'autonomie morale (Kant) Pour qui la liberté morale est le pouvoir de choisir, même contre son inclination.

Ces deux courants s'opposent: la liberté radicale suppose de rompre avec la nature. Cette opposition cependant ne demeure que tant que je ne vois dans la nature qu'un jeu de forces aveugles. En vérité, nous avons par nature ces deux aspirations à la rationalité et à l’accomplissement de notre individualité.

« Si les aspirations à une liberté radicale et à une unité expressive intégrale avec la nature doivent être comblées de concert, si l'homme doit être réconcilié avec sa propre nature, alors il est en premier lieu nécessaire que mon inclination naturelle fondamentale me porte spontanément vers la moralité et la liberté et plus encore, puisque je dépends d'un ordre naturel plus vaste, il est nécessaire que la totalité de cet ordre, en moi et hors de moi, tende de lui-même vers des buts spirituels, tende à trouver une forme qui lui permette de s'unir à la liberté du sujet »[17].

Est-ce seulement notre nature humaine qui tend à la culture, ou bien est-ce toute la nature, en moi et hors de moi ?

On a pu observer que la culture paraît bien spécifiquement humaine : seul l’homme développe vraiment une culture, et tous les font. Aussi est-il vraisemblable que le développement de la culture soit, davantage qu’une caractéristique de la nature humaine, sa principale exigence.

[1] Kant, Traité de pédagogie, pp. 35s

[2] Morin, Le paradigme perdu, la nature humaine, (1973), points, Seuil, texte P. 138

[3] Jean-Paul Sartre, L’existentialisme est un humanisme, (1946)

[4] Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, § XIV

[5] Et donc aussi, c’est vrai, capable de déraison, comme l’observe Edgard Morin après Rousseau et tant d’autres

[6] Ces propos sont développés dans Pascal Jacob, La morale chrétienne est-elle laïque ? Artège, 2012

[7] Thomas d’Aquin, l’Etre et l’essence, chap. 1

[8] Aristote, Politique, I, 2

[9] Claude LEVI – STRAUSS, Les structures élémentaires de la parenté, (1947), Mouton, 1967, p. 10

[10] Hugo Grotius, Le droit de la guerre et de la paix, (1625) livre I, chap. I,

[11] Id.

[12] Cicéron, De Republica, III, (~-43 av. J.-C.)

[13] Cicéron, Traité des lois (vers 52 avant J.C.)

[14] Saint Thomas d’Aquin, Somme théologique, II-II, q. 66, a. 7

[15]Rousseau, Discours sur les sciences et les arts, (1750) in Œuvres III, Pléiade, p. 17.

[16] Rousseau, Confessions, Livre 1

[17] Charles Taylor, Hegel et la société moderne, p.9

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
P
Une clé ici est de voir qu'alors qu'Aristote définissait l'homme comme "animal raisonnable", Kant va exclure le corps de la définition pour ne garder que la rationalité pure.
Répondre
A
D'accord, c'était ma prise de notes qui devait être pas claire...
P
Pour Kant en réalité nous appartenons à l'animalité tant que la culture et l'éducation n'ont pas fait de nous un homme, cad un être qui se conduit selon sa raison. C'est donc bien la culture, pour lui, qui vient du dehors.<br /> Et toutefois c'est bien elle qui va définir l'homme.
Répondre
A
Je n'ai pas très bien cerné la thèse de Kant, l'animalité viendrait de l’extérieur alors que la culture serait, elle quelque chose d'essentiel. Ça me parait pas très logique, c'est plutot l'animalité qui est présente à la nature et qui par l’éducation - culture venant de dehors - disparaît ?
Répondre

Archives

Nous sommes sociaux !

Articles récents