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Les philosophes en herbe

Les philosophes en herbe

Philosophie fondamentale, à l'usage de ceux qui suivent mes cours.


La conscience

Publié par Pascal Jacob sur 21 Janvier 2014, 23:23pm

La conscience

Parler de « la » conscience ne doit pas nous conduire à la considérer comme une chose. Le mot renvoie d’abord à une expérience qui est celle de notre intériorité, à de notre capacité de faire retour sur nous-même : c’est la conscience réflexive. Par ce retour, nous nous apercevons non seulement comme sujet de cette conscience, mais aussi comme sujet de nos actes. Nous pouvons nous évaluer nous-même à partir de l’évaluation de nos actes : c’est la conscience morale.

On parle aussi de la conscience comme d’un « savoir partagé », ou des représentations commune, ainsi par exemple de la « conscience sociale ».

La conscience est-elle une chose ? C’est un peu la thèse de Descartes : dire que « je suis une substance pensante », c’est laisser entendre que je suis cette pensée de moi-même, et que je suis ainsi totalement transparent à moi-même. N’est-elle pas plutôt une manière d’exister, particulière à l’homme ?

C’est que laisse penser Hegel :

L'homme est un être doué de conscience et qui pense, c'est-à dire que, de ce qu'il est, quelle que soit sa façon d'être, il fait un être pour soi. Les choses de la nature n'existent qu'immédiatement et d'une seule façon, tandis que l'homme parce qu'il est esprit, a une double existence ; il existe, d'une part, au même titre que les choses de la nature, mais d'autre part , il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n'est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi.

Cette conscience de soi l'homme l'acquiert de deux manières : Primo théoriquement, parce qu'il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis, penchants du coeur humain et d'une manière générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence, enfin se reconnaître exclusivement, aussi bien dans ce qu'il tire de son propre fond que dans les données qu'il reçoit de l'extérieur.

Deuxièmement, l'homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu'il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s'offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu'il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il retrouve ses propres déterminations. L'homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu'il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité.

Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l'enfant ; le petit garçon qui jette qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l'eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité.[1]

Il faut cependant reconnaître que cette conception de la conscience ne va pas de soi : n’est-elle pas un peu optimiste ? Sommes-nous aussi transparents à nous-mêmes ?

L’un des premiers, David Hume a contesté cette idée d’un « Moi » aussi substantiel :

"Il y a des philosophes qui s'imaginent que nous avons à tout instant la conscience intime de ce que nous appelons notre moi¹; que nous sentons son existence et sa persévérance dans l'existence, et que nous sommes certains par une évidence au-dessus de toute démonstration, à la fois de son identité et de sa simplicité. [...]

Pour moi, quand je pénètre au plus intime de ce que j'appelle moi-même, c'est toujours pour tomber sur une perception particulière ou sur une autre : une perception de chaud ou de froid, de lumière ou d'obscurité, d'amour ou de haine, de peine ou de plaisir.

Je ne puis jamais arriver à me saisir moi-même sans une perception, et jamais je ne puis observer autre chose que la perception.[2]

On peut alors préférer parler de la conscience comme d’un acte, celui de l’esprit qui s’aperçoit dans son acte, ou encore comme d’une intentionnalité.

« Tout état de conscience en général est, en lui-même, conscience de quelque chose, quoi qu'il en soit de l'existence réelle de cet objet et quelque abstention que je fasse, dans l'attitude transcendantale qui est mienne, de la position de cette existence et de tous les actes de l'attitude naturelle. Par conséquent, il faudra élargir le contenu de l'ego cogito transcendantal, lui ajouter un élément nouveau et dire que tout est cogito ou encore tout état de conscience "vise" quelque chose, et qu'il porte en lui-même, en tant que "visé" (en tant qu'objet d'une intention), son cogitatum respectif. Chaque cogito, du reste, le fait à sa manière. La perception de la "maison""vise"(se rapporte à) une maison - ou, plus exactement, telle maison individuelle - de manière perceptive; le souvenir de la maison "vise" la maison comme souvenir: l'imagination, comme image; un jugement prédicatif ayant pour objet la maison "placée devant moi" la vise de la façon propre au jugement prédicatif: un jugement de valeur surajouté la viserait encore à sa manière, et ainsi de suite. Ces états de conscience sont aussi appelés états intentionnels. Le mot intentionnalité ne signifie rien d'autre que cette particularité foncière et générale qu'à la conscience d'être conscience de quelque chose, de porter, en sa qualité de cogito, son cogitatum en elle-même. »[3]

Bergson attire notre attention sur la relation de notre conscience au temps : conscience signifie mémoire, cela signifie qu’elle est ce par quoi notre identité demeure alors que nous changeons.

«Conscience signifie d'abord mémoire. Une conscience qui ne conserverait rien de son passé, qui s'oublierait sans cesse elle-même, périrait et renaîtrait à chaque instant: comment définir autrement l'inconscience ? Toute conscience est donc mémoire - conservation et accumulation du passé dans le présent.

Mais toute conscience est anticipation de l'avenir. Considérez la direction de votre esprit à n'importe quel moment: vous trouverez qu'il s'occupe de ce qui est, mais en vue surtout de ce qui va être. L'avenir est là, il nous appelle, ou plutôt il nous tire à lui; cette traction ininterrompue, qui nous fait avancer sur la route du temps, est cause aussi que nous agissons continuellement. Toute action est empiètement sur l'avenir.

Disons donc, si vous voulez, que la conscience est un trait d'union entre ce qui a été et ce qui sera, un pont jeté entre le passé et l'avenir. Mais à quoi sert ce pont, et qu'est-ce que la conscience est appelée à faire ?

Si la conscience retient le passé et anticipe l'avenir, c'est précisément, sans doute, parce qu'elle est appelée à effectuer un choix. Qu'arrive-t-il quand une de nos actions cesse d'être spontanée, pour devenir automatique ? La conscience s'en retire. Quels sont, d'autre part, les moments où notre conscience atteint le plus de vivacité ? Ne sont-ce pas les moments de crise intérieure, où nous hésitons entre deux ou plusieurs partis à prendre, où nous sentons que notre avenir sera ce que nous l'aurons fait ? Si conscience signifie mémoire et anticipation, c'est que conscience est synonyme de choix". [4]

Nous venons de voir la conscience comme conscience psychologique. Elle est aussi conscience morale, car si par elle je sais (ce) que je suis, je sais aussi ce que j’ai fait. La conscience me met en cause.

Elle est d’abord une certaine connaissance du bien et du mal, qui fait que l’on a bonne ou mauvaise conscience. Mais est-elle instinct (comme le voudra Rousseau) ou raison ?

Le mont conscience signifie donc, comme son nom l’indique, une connaissance qui accompagne. On s’est intéressé d’abord à la nature morale de cette connaissance, avant de la considérer simplement comme connaissance : La conscience morale, c’est d’abord cette connaissance morale que nous avons de la valeur morale de nos actes : qu’ai-je fait ?

Parfois nous posons la question d’une façon différente : ai-je eu raison ou tort de faire ceci ? Il est très différent d’aborder la question morale de cette façon ou de l’autre. Lorsque je me demande ce que j’ai fait, je cherche à porter un regard objectif sur mon acte. Tandis que lorsque je me demande si j’ai eu raison ou non de mentir, par exemple, je me pose comme juge en dernier ressort, ce qui est important alors est mon jugement subjectif.

Cette ambiguïté vient sans doute d’une confusion entre deux niveaux de la conscience morale qu’il faut distinguer : la syndérèse, par laquelle nous saisissons les premiers principes de l’exigence morale, et le jugement de conscience, par lequel nous jugeons d’un acte dans une situation concrète.

Rousseau, encore une fois, est particulièrement représentatif de la pensée moderne, une pensé centrée sur le sujet, dans laquelle toute chose doit s’originer dans la subjectivité (qu’il s’agisse de la subjectivité rationnelle ou de la subjectivité passionnelle. Pour lui, la conscience morale, c'est-à-dire le jugement par lequel « nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises » relève du sentiment :

Il est donc au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu, sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises, et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience (...).

Conscience ! Conscience ! Instinct divin, immortelle et céleste voix guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l’homme semblable à Dieu, c’est toi qui fais l’excellence de sa nature et la moralité de ses actions ; sans toi je ne sens rien en moi qui m’élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m’égarer d’erreurs en erreurs à l’aide d’un entendement sans règle et d’une raison sans principe. "[5]

Le rationalisme moral de Kant pose de son côté que

"Le devoir est la nécessité d'accomplir une action par respect pour la loi." [6]

Or comment apercevons-nous la loi morale ?

La question que nous aurons à traiter un peu plus bas est celle de la formation de cette conscience morale, mais aussi de sa faillibilité.

Comment se forme-t-elle, est-elle le fruit de la culture, ou bien l’éducation n’y intervient-elle que pour une part ?

La conscience morale est souvent considérée comme l’émanation de la société :

C’est la société qui, en nous formant moralement, a mis en nous ces sentiments qui nous dictent si impérativement notre conduite, ou qui réagissent avec cette énergie, quand nous refusons de déférer à leurs injonctions. Notre conscience morale est son œuvre et l’exprime; quand notre conscience parle, c’est la société qui parle en nous. Or le ton dont elle nous parle est la meilleure preuve de l’autorité exceptionnelle dont elle est investie.[7]

La raison d’être de cette conscience morale collective est la cohésion sociale.

La « morale sociologique » de Durkheim se caractérise par un certain nombre de traits marquants :

  • D’abord Durkheim entend la sociologie comme une « physique sociale » : les faits sociaux sont des choses et doivent être traitées comme des choses. Il entend établir les lois qui gouvernent l’évolution des faits sociaux, quoi qu’il en soit de la liberté des acteurs.
  • Ensuite la description sociologique conduit à élaborer des statistiques, qui insensiblement vont s’imposer à titre de normes. Or si c’est la statistique qui définit la norme, il est évident que cette norme est purement relative et la contrainte qu’elle exerce sur chacun est arbitraire. Par exemple, le fait que le nombre d’enfants par foyer diminue lorsqu’un pays accroît sa richesse va donner aux familles nombreuses le sentiment d’être « hors norme », et bientôt peut-être regardées comme « anormales ».
  • A refuser de justifier la norme par la « nature des choses » (en particulier la nature humaine), Durkheim se contente d’une morale relativiste finalement discutable, parce qu’elle est arbitraire : la norme sociologique peut changer, elle ne dit pas en vérité ce qui est bien ou mal mais seulement ce qui est « conforme au plus grand nombre ».

On comprend alors la critique de Nietzsche :

« La morale enseigne à (l’individu) à être fonction du troupeau, à ne s’attribuer de valeur qu’en fonction de ce troupeau (…). La morale c’est l’instinct grégaire chez l’individu. »[8]

Nietzsche va insister en particulier sur l’opposition entre la morale, ainsi conçue (qui est pour lui toute la morale), et la vie. Le constat de Nietzsche est que la morale se tourne contre la vie,

« Dans quelles conditions l’homme s’est-il inventé à son usage ces deux jugements de valeur : bien et mal ? Et quelle valeur ont-ils par eux-mêmes ? Ont-ils jusqu’à présent entravé ou favorisé le développement de l’humanité ? Sont-ils un symptôme de détresse, d’appauvrissement vital, de dégénérescence ? Ou bien trahissent-ils, au contraire, la plénitude, la force, la volonté de la vie, son courage, sa confiance, son avenir ? »[9]

C’est pourquoi il considère la morale dominante comme antinaturelle :

« Définition de la morale : la morale — l’idiosyncrasie de décadents, avec l’intention cachée de se venger de la vie — et cela, avec succès. »[10]

et ailleurs il explique :

« La morale antinaturelle, c’est-à-dire presque toute morale qui jusqu’à présent a été enseignée, vénérée et prêchée, se dirige, au contraire, précisément contre les instincts vitaux —, elle est une condamnation, tantôt secrète, tantôt bruyante et effrontée, de ces instincts. »[11]

La transmission sociale (famille, lois…) des valeurs morales est indiscutable. Mais est-ce parce qu’elle sont transmises par une société qu’elles sont de nature sociale ? Sans doute l’argument n’est pas suffisant.

La question, récurrente ici, est de savoir de quelle vie et de quelle nature il s’agit : à quelle nature et à quelle vie s’oppose la morale ?

La thèse de Kant, c’est que la morale ne doit répondre qu’à la question « que dois-je faire ? », et non pas « qu’est-ce qui me conduira au bonheur ? ». Pour lui, notre raison doit gagner son indépendance, notamment par rapport aux dynamismes de notre vie biologique, c'est-à-dire de ceux qui commandent nos instinct de vie, de confort, de plaisir.

Contre cette morale aussi, Nietzsche se dressera : comment une morale peut-elle nous demander de renoncer à ce que nous sommes, à savoir un être corporel ?

L’expérience morale à laquelle nous invite Kant n’est pas sans intérêt. L’expérience que nous faisons de l’obligation morale est aussi celle de notre liberté. Mais si nous cherchons à approfondir cette expérience de l’obligation morale, nous pouvons être attentifs au fait que nous ne sommes pas l’auteur de cette obligation : nous nous reconnaissons obligés, comme par une loi qui nous dépasse bien qu’elle ne vienne pas de l’extérieur. Nous sommes habités par un mouvement qui nous précède d’une certaine manière, et que nous pouvons appeler « nature ».

Ce mot « nature », qui fait signe vers l’idée d’une nature humaine, ne renvoie pas à un mécanisme aveugle au sens où les sciences de la nature pourraient le faire penser[12]. Il renvoie à un dynamisme qui s’enracine dans l’humanité qui nous définit.

Lorsque Kant développe cette expérience de l’obligation morale, sous la forme de l’expérience du devoir, il ne décrit pas celui-ci comme une réalité à laquelle nous pourrions être indifférents.

Au contraire, il en parle comme d’un « nom sublime et grand ». Cette expérience du sublime dépasse notre rapport sensible et utilitariste au monde. Elle nous amène à concevoir notre qualité et la grandeur de notre pensée par rapport à nos penchants corporels. Nous sommes déjà avec Kant devant une expérience de la transcendance de la personne, transcendance dont il questionne l’origine. Mais si Kant utilise ce mot de « sublime », c’est que le devoir est pour lui quelque chose qui effraie notre sensibilité, parce qu’il dépasse son pouvoir et contrarie ses penchants[13]. L’homme dont parle Kant est un homme déchiré, profondément divisé entre sa raison et ses penchants sensibles.

Le mystère de l’obligation morale se perçoit au milieu même de cette déchirure : ma volonté et mon désir m’écartèlent. Et pourtant, reconnaît Kant, le devoir « [pose] simplement une loi qui trouve d'elle-même accès dans l'âme et qui cependant gagne elle-même malgré nous la vénération »

La question de la nature est indiquée par ces quelques mots : « d’elle-même » et « malgré nous ». Si la loi morale trouve « d’elle-même » accès dans l’âme, n’est-ce pas aussi parce que notre âme y trouve comme une convenance avec ses aspirations profondes ? Ainsi, l’impératif de ne pas mentir, tuer ou voler, trouve accès dans notre âme à qui elle se présente comme une obligation morale. Mais d’abord elle ne se présente pas à nous à partir de rien abstraction faite de toute situation donnée, et ensuite nous ne pouvons y répondre que parce que nous reconnaissons dans cette loi une capacité à nous obliger. Or cette capacité de la loi à nous obliger ne vient pas de sa propre force, elle n’a d’autorité sur nous que parce que nous pouvons reconnaître un bien auquel elle nous ordonne. Il en découle immédiatement que ce n’est peut-être pas tout à fait « malgré nous » que cette loi parvient à nous obliger, surtout si nous reconnaissons dans ce qu’elle nous prescrit un bien vers lequel nous sommes nous sommes toujours déjà en route, du fait de notre nature humaine.

Kant pose la question de l’origine de ce sentiment d’obligation morale qui prend chez lui le nom de « respect de la loi morale » ou de « sentiment du devoir » : « Quelle origine est digne de toi, et où trouve-t-on la racine de ta noble tige » ?

Il répond en allant plus loin dans l’analyse de cette transcendance :

« Ce ne peut être rien de moins que ce qui élève l'homme au-dessus de lui-même (comme partie du monde sensible), (…) Ce n'est pas autre chose que la personnalité, c'est-à-dire la liberté et l'indépendance à l'égard du mécanisme de la nature entière ». Kant voit bien que cette capacité de l’homme à s’élever au-dessus du monde sensible est l’indice de sa dignité. Seulement il se refuse à y voir un penchant. Devant cette vénération pour la loi morale, dit-il, « se taisent tous les penchants quoiqu'ils agissent contre elle en secret ». L’origine de cette vénération « repousse fièrement toute parenté avec les penchants », dit-il encore.

Pour Kant, cette capacité de vénérer la loi morale vient de ce qu’il appelle notre « personnalité », définie comme « la liberté et l'indépendance à l'égard du mécanisme de la nature entière, considérée cependant en même temps comme un pouvoir d'un être qui est soumis à des lois spéciales, c'est-à-dire aux lois pures pratiques données par sa propre raison, de sorte que la personne comme appartenant au monde sensible, est soumise à sa propre personnalité, en tant qu'elle appartient en même temps au monde intelligible »

Ainsi la personne est un être qui est soumis aux « lois pures pratiques données par sa propre raison », soumise encore « à sa propre personnalité » c'est-à-dire « à sa liberté et à son indépendance à l'égard du mécanisme de la nature entière ».

Malgré tout, Kant ne découvre pas le vide au principe de l’obligation morale. Il découvre « un être soumis à des lois spéciales » qui ne sont en effet pas seulement des lois physiques ».

La limite à laquelle Kant se heurte très vite est que le respect devant le devoir ne nous mettrait pas en mouvement si nous ne pouvions donner un contenu à ce devoir, et surtout si ce contenu ne pouvait nous apparaître comme quelque chose qui mérite d’être poursuivi et accompli. Cette exigence qui est la nôtre nous est naturelle, c'est-à-dire qu’elle procède de ce que nous sommes, de notre essence qui se manifeste ainsi comme nature, c'est-à-dire comme principe d’un mouvement de notre être vers son bien[14]. Que voulons-nous faire, en vérité, sinon ce qui est bien ? Le pur respect ne suffit pas, le sublime peut bien nous remplir d’un respect, il nous sidère[15]. Ce qui nous « désidère », ce qui produit le désir de notre âme, c’est que le devoir va prendre un contenu qui trouve en notre âme un écho, précisément, en ce qu’il répond à une exigence de notre être.

Cependant Kant se trouve comme nous devant cette question : où trouver ce contenu ? Il se refuse à le trouver dans la nature humaine, pour plusieurs raisons. La plus évidente est que pour lui la nature est simplement l’ensemble des phénomènes soumis à des lois, et ces lois ont leur fondement dans notre raison qui organise, seulement pour nous, ces phénomènes. Une deuxième raison est que Kant estime que notre intelligence ne peut connaître les choses telles qu’elles sont. C’est une position philosophique qui peut se discuter. Sans prétendre la réfuter, on peut au moins penser que l’idée que l’aspiration de notre intelligence à dire ce qui est n’est pas nécessairement vaine et illusoire. La troisième, qui me semble déterminante, c’est que Kant n’ignore pas la nature humaine, mais la considère comme irrémédiablement pervertie, du fait de sa conception théologique de l’homme. Les penchants humains sont-ils donc tous mauvais au point que devant le devoir « se taisent tous les penchants » ?

Or si les penchants se taisent, pourra-t-on sauver le désir ? Ne vaut-il pas mieux rendre le bien désirable ?

Il y a en notre âme une recherche naturelle du bien qui cherche écho dans ce qui se présente à elle et qui permet de découvrir au devoir un contenu. La question « que dois-je faire ? » ne peut pas trouver sa réponse dans la seule analyse de ma rationalité, parce que cette question ne se pose jamais dans l’abstraction.

Toujours elle se pose dans une relation à autrui ou au moins à quelque chose, même lorsque je me demande si je dois payer mes impôts, m’arrêter au feu rouge ou faire des recherches sur des embryons. La rationalité elle-même ne se donne en vérité jamais pure, nous la cherchons toujours en regard d’un réel que nous n’avons pas produit, et qui ne peut produire sur nous une obligation si nous ne le connaissons pas. Payer l’impôt, par exemple, ne peut m’apparaître comme un devoir que si je me place du point de vue de la justice, c'est-à-dire de ma relation à l’Etat. Obéir à mes supérieurs, aurait dû savoir Eichmann, ne peut m’apparaître comme un devoir que relativement au réel sur lequel l’action qu’ils me commandent s’exerce. Même le « tu ne tueras pas » pas doit se comprendre selon la réalité de ce qu’il est question de tuer sans quoi nous ne pourrions même pas manger une tomate.

Pour répondre à cette vocation au bien, il faut renoncer à la prétention d’en être le créateur. Il faut être reconnaissant à Kant d’avoir maintenu cette exigence d’universalité de la pensée morale, qui seule peut donner un sens à la dignité humaine. Mais il faut reconnaître que son rationalisme moral ne permet pas à la conscience de juger du bien « dans la situation ». Or c’est faire violence à notre conscience morale que de lui demander de renoncer au bien qu’elle aperçoit et qui fait écho à cette vocation originelle qui est comme la substance de sa vie intérieure : « Fais le bien évite le mal ». C’est cette exigence primitive de la conscience que nous avions rencontrée, avec Cicéron, sous le nom de loi naturelle.

Ainsi, les dynamismes de notre vie biologique (notre désir de nourriture, nos désirs sexuels, par exemple), n’ont-ils pas une signification humaine et non pas simplement animale ? Ne peut-on pas trouver dans la connaissance de notre « nature humaine » la signification humaine de ces dynamismes qui permettent à la raison de les mettre en ordre, c'est-à-dire de les ordonner au véritable bien de la personne ?

[1] Hegel, Esthétique

[2] David Hume, Traité de la Nature humaine

[3] Husserl,

[4] Bergson, L’énergie spirituelle, ed. Alcan, p. 5

[5] Rousseau, Emile ou de l'éducation, Profession de foi du Vicaire savoyard.

[6] Kant, Fondements de la Métaphysique des mœurs, Première section.

[7] Émile Durkheim, L’éducation morale, paris, PUF, 1963, p. 76

[8] Nietzsche, Le gai savoir, Paris, Gallimard, 1950, p. 162

[9] F. Nietzsche, La Généalogie de la morale (1887), avant-propos, trad. H. Albert et J. Le Rider, Robert Laffont, coll. "Bouquins", 1993, p. 771 :

[10] F. Nietzsche, Ecce Homo (1888), IV, paragraphe 7, trad. É. Blondel, GF-Flammarion, 1992 :

[11] F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles (1889), "La morale comme manifestation contre nature", paragraphe 4, trad. H. Albert et J. Lacoste, Robert Laffont, coll. "Bouquins", 1993, p. 971 :

[12] Il ne s’agit pas non plus, faut-il le préciser d’une immanence du transcendant au sens hégélien.

[13] Ainsi le sublime renvoie pour Kant à l’infini, par exemple celui du ciel étoilé, que l’imagination ne peut concevoir mais que nous pouvons penser. Cette tension entre la sensibilité et l’esprit produit ce sentiment du sublime.

[14] Ce sens du mot « nature », très ancien et très classique, remonte à Aristote et sera repris par toute la tradition réaliste, notamment par Thomas d’Aquin. Sur la signification de la notion de nature humaine chez Kant, il faut lire les « recherches sur la notion de nature chez Kant » dans J. Ryvelaigue, Leçons de métaphysique allemande : 2. De Kant à Heidegger, Grasset, 1992, p. 295-327

[15] Ce mot « sidérer » signifie à l’origine « subir l’influence funeste des astres », autrement dit rester figé dans un destin. Le « désir » (desiderare) est ce qui nous met en mouvement en remettant notre destin en nos mains.

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